De Yazd à Shiraz
Hier est passé, n’y pensons plus
Demain n’est pas là, n’y pensons plus
Pensons aux doux moments de la vie
Ce qui n’est plus, n’y pensons plus
Omar Khayyam (1048 – 1131)
Rubaïyat
Nouvelle traversée du désert aujourd’hui pour aller vers Shiraz. Le motard était bien résolu à partir à l’aube pour éviter la route sous une chaleur caniculaire mais il a traîné à se lever, traîné au petit déjeuner, traîné à prendre sa douche, traîné devant son petit expresso après la douche, bref le motard est un traînard aujourd’hui. Résultat des courses, il est parti à midi... Sur la route, il s’est traîné gentiment et a failli tomber en panne d’essence (la jauge de la moto éléphant ne fonctionne plus correctement, faut dire que la moto éléphant, qui prétend parler le Farsi, car elle est teutonne, ne sait pas trop ce que les pompistes mettent dans son réservoir depuis qu’elle est en Iran, elle avale n’importe quoi cette gourde). Pour couronner le tout, le motard s’est fait arrêter à un barrage militaire. Pas pour un contrôle, l’officier ne lui a rien demandé, pas même son passeport, non, pour bavarder : l’officier devait s’ennuyer ferme, donc il a invité le motard dans sa casemate, pour qu’il se mette à l’ombre car le soleil tapait dur, puis pour échanger quelques mots sur la France, le voyage du motard, la moto éléphant... et hop ! Encore une demi-heure à trainasser avec l’officier débonnaire et le soldat qui n’a pas lâché un mot ni sa kalachnikov. Pas de photo de cet interlude, on n’a pas le droit de photographier l’armée iranienne, même quand elle s’ennuie.
پاسارگاد
“Ainsi parle le Seigneur à son messie, à Cyrus, qu’il a pris par la main pour lui soumettre les nations et désarmer les rois, pour lui ouvrir les portes à deux battants, car aucune porte ne restera fermée.”
Livre d’Isaïe (Chap. 45 - 01)
Ancien Testament (ἡ Παλαιὰ Διαθήκη) - Livres prophétiques
Tanakh (תנ״ך) - Nevi’im (נביאים)
Le motard, après moult échanges d’affection Franco-iranienne, a repris la route et s’est arrêté à Pasargades : il aurait été inimaginable de passer à proximité de la tombe de Cyrus II sans que le motard vienne rendre hommage à ce grand roi, cet extraordinaire conquérant, ce fondateur d’empire, comme le fit avant lui, il y a bien longtemps, Alexandre de Macédoine. Lorsque ce dernier s’arrêta devant cette tombe, elle contenait encore le lit et la vaisselle d’or, mais quand le motard s’y est arrêté, plus rien. De là à penser qu’Alexandre s’est servi il n’y a qu’un pas que le motard hésite à franchir, les historiens et la moto éléphant prétendant qu’Alexandre ne toucha à rien. M’enfin c’est un fait : la tombe est vide.
Enfin, si Alexandre et le motard se sont tenus au même endroit, il y a quand même une petite différence entre eux : Strabon est mort. Il ne pourra donc pas relater les faits et gestes du motard devant la tombe de Cyrus le Grand. C’est regrettable. Le motard est donc contraint de faire son panégyrique lui-même, quelle époque vit-on, vraiment.
“Passant, je suis Cyrus le Grand, j'ai donné aux Perses un Empire et j'ai régné sur l'Asie, alors ne jalouse pas ma tombe.”
Strábôn (Στράϐων)
Geōgraphiká (Γεωγραφικά) XV, 3, 8 - 20-23 ap. JC
Il y a quelque chose d'inattendu à Pasargades, quelque chose de saisissant : de l'orgueilleuse métropole, de la première capitale de l'Empire Perse, du palais de Cyrus II et de celui de Darius 1er, il ne reste rien, absolument rien. Rien, sauf cette tombe. Comme si, depuis 2500 ans, les conquérants, les destructeurs, les révolutionnaires de tous poils, personne n'ait voulu ou osé profaner la tombe de Cyrus. Et elle est toujours là, discrète, intacte émouvant témoin du passage parmi les hommes de l'un des plus admirables d'entre eux.
Seule la plaque de marbre que cite Strabon n'y est plus. Mais Strabon, par delà les âges, nous en a laissé le texte.
Il y a un autre texte qui se réfère à Cyrus, et dans des termes plus surprenant encore : l'Ancien Testament, dans le passage cité en épigraphe. Dans l'Ancien Testament, le terme "Messie" n'est employé qu'une seule fois, dans le Livre d'Isaïe, et c'est à Cyrus II qu'il s'applique. Cyrus II, le libérateur des Juifs retenus à Babylone depuis Nabuchodonosor, à Cyrus II qui autorisa les Juifs à retourner à Jérusalem et à y reconstruire, à ses frais, le Temple.
Šīrāz
Après cet arrêt devant la tombe de Cyrus le Grand qui a fait battre un peu fort le cœur du motard, le voici à Shiraz, capitale du Fars et ancienne capitale de Perse sous la dynastie Zend.
Shiraz, la ville du vin et des poètes.
Le vin est né en Iran au néolithique, peut-être ici dans la région de Shiraz, peut-être plus au nord, vers les Monts Zagros, du côté du Hajji Firuz Tepe où ont été retrouvées des jarres vieilles de 7000 ans, des jarres dans lesquelles ont été décelées les plus anciennes traces de vin connues. Le cépage éponyme de Shiraz est connu et s’est répandu dans le monde entier ; ce cépage, la Shiraz, est bien connu en France, il s’agit de la Syrah. Bien sûr, ces chauvins de français prétendent que la Syrah est née en France, on ne sait où entre l’Isère et le Rhône, ils te sortent des études scientifiques très savantes et des recherches ADN à la pointe du progrès, ils te saoulent avec leur Hermitage créé par un vieil ermite du moyen-âge, comme si un ermite s’occupait de faire du vin, n’importe quoi, sont bons qu’à taper dans des baballes ces français, s’ils y connaissaient quelque chose en vin ça se saurait. Bref, triste paradoxe, après avoir prospéré en Perse pendant des millénaires, aujourd’hui le vin n’est plus vraiment en odeur de sainteté en Iran.
Reste la poésie qui, ici plus qu’ailleurs, est un art de vivre. Envers les poètes, l’Islam Chiite est indulgent :
Au vin ne renonce personne d’esprit résolu
Le vin c’est ce qui fortifie l’individu
Le mois du Jeûne s’il faut renoncer à quelque chose
Que ce soit aux prières ! C’est, semble-t-il, la meilleure chose
Omar Khayyam (1048 – 1131)
Rubaïyat
Ici, les tombes des grands poètes perses Hâfez et Saadi sont encore vénérées.
Au fait, puisque nous parlons culture, qui ne connaît l’essor scientifique et culturel arabe qui, au VIIIe et IXe s. impressionnèrent et impressionnent encore l’occident ? L’Ecole de Bagdad fit rayonner la culture arabe ?
Mais ces grands scientifiques, ces grands poètes... des arabes, vraiment ? Sîbawayh, le premier et le plus célèbre grammairien arabe, celui qui fit de l’arabe une langue littéraire, était persan, né en 760 à Chiraz, en Iran actuel. Et le poète Abdallah Ibn al-Muqaffa dont, près de mille ans après sa mort, Jean de La Fontaine adapta ses fables en français (la laitière et le pot au lait, les deux pigeons, etc...) ? Un persan également, né en 720 dans le Fars. Et le mathématicien et philosophe Abou Ma'shar al-Balkhî, un persan lui aussi, ou cet autre mathématicien et astronome, Al-Battani, qui inventa au IXe s. le calcul trigonométrique moderne, dont les travaux astronomiques influencèrent Copernic et dont le nom fut donné à un cratère lunaire en hommage à ses travaux, un persan lui encore, et Muhammad Ibn Mūsā al-Khuwārizmī, qui introduisit ces chiffres indiens que nous appelons arabes, al-Khuwārizmī dont le nom traduit en latin, Al Goritmi, nous donna les noms algorithme et algèbre, encore un persan. Enfin, on ne peut pas passer sous silence ce scientifique, médecin et philosophe, ce Cheikh el-Raïs, Prince des Savants, dont les écrits sont encore étudiés de nos jours dans le monde entier, notamment son Qanûn, encyclopédie de la médecine, même JV Placé a dû en entendre parler, c’est dire, peut-être pas, soyons raisonnables, sous son nom perse, Ibn Sīnā (ابن سینا), mais au moins sous son nom occidental : Avicenne, un persan.
Parfois, dans l’histoire du monde, c’est l’envahisseur qui est subjugué par le peuple conquis. Les arabes envahirent la Perse au VIIe siècle, mais les dynasties Omeyyades puis Abbassides adoptèrent les coutumes et les usages raffinés des perses, prirent à leur service les si efficaces fonctionnaires perses, accueillirent et protégèrent les poètes et les savants perses et quand, cinq siècles plus tard, Gengis Khan déboule, c’est un empire arabe largement persanisé qu’il pulvérise !
Bon, désolé Geek, le motard s'aperçoit qu'il a publié peu de photos et beaucoup bavardé, mais ce soir il avait envie de s'exprimer. Il corrigera le tir demain, promis.
Même si l’abri de ta nuit est peu sûr et ton but encore lointain sache qu’il n’existe pas de chemin sans terme.
Ne sois pas triste.
Assieds-toi sur les bords d’un ruisseau, et vois le passage de la vie,
Que cet indice d’un monde passager nous suffit.
Khouajeh Chams ad-Din Mohammad Hafez-e Chirazi, dit Hâfez (1325 – 1390)
Divan